« Le nom de l'album, c'est le ressenti du groupe à ce moment-là. C'est un gimmick qui résume très bien des années de merde et de solitude, de 2020 à 2022. »
Fin janvier 2023, le groupe de shock-rock Bad Tripes sortait « La Vie La Pute » son quatrième album. Tandis que les Marseillais se préparent à investir Fréjus pour une soirée Geek'N'Roll qui se déroulera le 10/03/2023 au Monster'S Art, l'intarissable Hikiko Mori, frontwoman de la formation marseillaise, a bien voulu nous éclairer sur le nouvel opus : inspiration, ambiance, line-up, réalisation, production, tout cela et plus est évoqué dans cette interview mots-clés.
Entretien réalisé par téléphone le 27/02/2023
Photographie Christophe Sanchez AKA Shankrasonic
Moral des Troupes ?
Hikiko Mori : Ca a rarement été aussi bien ! Après quasiment trois ans d'une période très compliquée bien que créative, on a eu un début d'année très chargé. Depuis janvier, ça redonne un peu le goût de vivre (rires). Le nouveau line-up a trouvé une complicité musicale et artistique à tous les niveaux.
Discographie ?
« Les Contes de la Tripe » est un album dont on est très contents aujourd'hui encore. Il m'est arrivé de le réécouter et je reste fière de ce qu'on a fait dessus. Comparativement, « Phase Terminale », le premier album avait des erreurs de son, je ne sais même pas comment on a pu les laisser passer. « Splendeurs et Viscères », j'assume (je parle à titre personnel) même si il y a quelques détails que je trouve moins percutants que d'autres.
Filiation ?
« La vie La Pute » n'a pas été influencé par « Les Contes de la Tripe ». « Les Contes... » avait été écrit pendant une période bizarre. On n'était pas dans le même mood. « La vie La pute » c'était la période du Covid. Seth — il n'arrête jamais de composer — m'envoyait des morceaux. J'ai commencé à écrire à ce moment d'incertitude... La salle où l'on répétait était fermée à cause de la crise sanitaire. On a fait l'album dans un détachement total. Même si on continue de se ressembler et qu'il y a une continuité, on a fait le truc sans trop y penser. On est très instinctifs dans notre fonctionnement. On n'était ni dans le passé, ni dans l'avenir, on marchait vraiment au présent. Le nom de l'album, c'est le ressenti du groupe à ce moment-là. « La vie la pute », c'est aussi un truc que je disais souvent, une phrase à la con que je sortais pour tout et pour rien et qui nous faisait marrer. C'est un gimmick qui résume très bien des années de merde et de solitude, de 2020 à 2022. « La vie La Pute » n'est pas un album de rupture, mais on n'a pas cherché non plus une continuité.
Pression ?
Non. On ne fonctionne pas comme ça. Seth compose beaucoup. 95% du temps, c'est lui qui démarre les choses en composant, puis je le rattrape en écrivant les textes en fonction de l'ambiance que ses sons m'évoquent. Certains morceaux peuvent me parler moins que d'autres, mais c'est juste une réflexion, pas une pression par rapport à ce qu'on a fait précédemment. Je peux penser « tiens, ça on a déjà fait ». « La Cadavereuse » par exemple date d'il y a longtemps. On l'avait écartée parce qu'on trouvait qu'elle ressemblait à « Car Nous Sommes Nombreux » (NDLR : septième piste de l'album « Les Contes de la Tripe »). Puis en la réécoutant, j'ai trouvé le refrain génial. J'adore cette chanson ! On a décidé qu'il n'y avait pas à la mettre de côté.
Inspiration ?
Je regarde énormément de chaînes de true-crimes. Je suis tombée très tôt dans cette fascination morbide mais extrêmement banale, un peu à cause de Marilyn Manson, en cherchant l'origine de son nom. Pendant le confinement, j'ai regardé des podcasts sur les tueurs en série. Dans mon boulot aussi (je travaille dans la presse) je recense les faits divers. Massacres de masse, attentats... Dans mon taf, c'est mon quotidien !
Photographie Christophe Sanchez AKA Shankrasonic
« Supermasochiste ? »
Bob Flanagan je l'ai découvert avec le clip de Nine Inch Nails, « Happiness in Slavery ». J'étais intriguée par ce monsieur qui se faisait torturer par des machines, et moi, à chaque fois que je vois quelque chose, j'ai envie de comprendre ce qu'il y a derrière. Je connaissais donc Bob Flanagan par ce biais, et le hasard l'a remis sur ma route vers 2008. J'étais bénévole dans une salle de spectacles un peu trash, je faisais des performances, j'aidais à la promo et je trainais un peu dans la salle. Une fois alors que je devais faire une performance, j'étais arrivée très tôt, et j'avais quatre heures à attendre. Il faisait hyper froid, alors l'un des artistes résidents m'a proposé d'aller mater un film au chaud. On a squatté sa piaule, on s'est enroulés dans des plaids, et on a regardé « Sick, The Life And Death Of Bob Flanagan, Supermasochist », le documentaire de Kirby Dick. C'est un film sur un mec qui est en train de mourir... Moi qui me plains tout le temps, je vois ce gars qui a la mucoviscidose, pour qui la vie est une souffrance permanente, arriver, en se masturbant, à transcender la souffrance en plaisir. Il devient Supermasochiste, s'invente un personnage de super-héros tout en faisant à côté des spectacles comiques, des chansons pour les enfants malades... Ce mec est vraiment un modèle... Je n'ai jamais autant pleuré devant un film. Ca m'est resté dans la tête. J'ai rematé le film plus tard, avec une émotion tout aussi intense.
Underground ?
Le mot fait toujours un peu snob... Mais ça parle aux gens. J'ai fait des performances avec Jean-Louis Costes, l'artiste underground par excellence. Ca m'a apporté beaucoup. Artistiquement, humainement... Du mauvais comme du très bon dans ma manière de voir la vie, de considérer la scène et l'expression artistique...
Photographie Christophe Sanchez AKA Shankrasonic
Sombre ?
Je ne sais pas trop... « La Vie La Pute » a été écrit dans des circonstances particulières, marquées par le deuil. J'en parle clairement dans l'album. On a beaucoup rigolé pendant l'enregistrement, parce qu'on est très cons, et parce que l'humour c'est ce qui nous sauvera. Mais ça a été très douloureux à faire. Pour « Splendeurs et Viscères » j'étais dans une période revancharde dont je suis revenue. J'étais en mode gueularde et moralisatrice, j'étais vraiment pas bien. Pour « Les Contes de la Tripe », je n'avais plus envie d'être cette Mère La Morale qui engueule les gens. J'avais décidé de prendre un peu de recul et d'être moins frontale. Alors j'ai écrit des petites histoires. J'ai parlé de choses intimes, mais d'une manière détournée. Pour « La Vie La Pute », avec les confinements, avec les couvre-feux, on était tous en tête à tête avec soi-même. J'étais en télétravail, je ne voyais quasiment plus personne. Peut être que ce tête à tête avec moi a fait surgir l'écriture comme ça. C'est une évolution naturelle, je ne me suis pas dit : « tiens je vais me cacher derrière des personnages » . Je n'ai pas réfléchi, c'est l'humeur du moment qui m'a portée.
Hip Hop ?
Seth est un gros fan du hip hop des années 90's, un gros fan d'IAM. Moi, gamine, j'écoutais NTM, et il faut franchement être de mauvaise foi pour dire que c'est de la merde ! Seth voulait qu'on enregistre un morceau hip-hop depuis très longtemps, il avait même envisagé qu'on fasse une reprise d'IAM. J'avais habilement esquivé la question pendant des années. Durant le confinement, Seth m'a balancé ce morceau que j'ai trouvé vachement bien. Mais je ne voyais pas comment écrire là dessus. D'un point de vue technique, personnellement, je me suis chiée dessus ! Seth m'a rassurée. Il a une curiosité pour le rap, il a cette culture, avec ce phrasé particulier. Il m'a épaulée, il a fait le prof avec moi, c'est lui qui m'a un peu fait les lignes de chant. On a beaucoup travaillé. Pour moi c'était laborieux, j'avais peur d'être ridicule.
Titre ?
Seth me faisait une sorte de chantage affectif en me disant « moi je m'en fous, si le prochain album ne s'appelle pas la vie la pute j'arrête de composer ! », Du coup je me suis dit qu'il y aurait bien un moyen de faire une chanson qui aurait ce nom sans que ça tourne au gag. Ce morceau rap en était l'occasion...Au final, le morceau m'a paru si parfait que je ne me suis pas dit qu'il allait décontenancer les gens. C'est au moment du placement dans l'album qu'on s'est demandé comment on allait faire. Si on le met en dernier ça fait morceau qu'on n'assume pas. On était hyper contents du résultat, pleins d'auto-satisfaction. On l'a donc assumé. Il donne son titre à l'album et devient en quelque sorte sa vitrine
Comme tout créateur, on veut plaire à notre auditoire. Mais on veut avant tout aimer ce que l'on fait. Et là, ça nous a plu de le faire.
« On avait envie d'un gros son. »
Production ?
C'est le seul truc où on avait une vraie pression. Depuis nos débuts, on a toujours enregistré avec la même personne, même si on n'a pas d'ingé-son attitré. Ca fait des années qu'on avait envie d'un gros son, Seth surtout, (je suis moins sensible dans ce domaine). J'ai suggéré qu'on l'enregistre nous-mêmes. Seth est le couteau Suisse du groupe, il fait du montage, de la vidéo, de l'étalonnage et tout, mais pour le son il a dit non, qu'il n'avait ni le matos, ni les connaissances, ni le budget pour faire un studio.
Un jour en surfant sur Facebook il tombe sur Point Break Recording, un studio allemand basé à Cologne. Il écoute ce que fait le mec et il m'envoie un lien. J'ai limite les cheveux qui sont soufflés en écoutant le son, mais je lui fais remarquer qu'on n'aura sûrement pas le budget. On demande un devis, je pensais qu'on allait nous proposer un tarif où il faudrait qu'on s'endette sur je ne sais combien d'années, qu'on vende un rein et même un poumon... Et puis non, c'était abordable. Alors on s'est dits « allez, si ça se trouve ce sera notre dernier album avant la fin du monde, on se lance ! »
J'avais des craintes, car ce gars, Milan Steinbach — c'est son nom — travaille plutôt avec des groupes de death mélodique, un genre auquel je ne comprends absolument rien. Est-ce qu'il allait capter notre demande ? Et puis le fait qu'on soit un groupe francophone, qu'on utilise des samples, c'était très différent de ce qu'il faisait habituellement. Je craignais une incompréhension. Mais pas du tout ! Ce mec est un vrai professionnel ! On s'est appelés sur Skype, on s'est présentés, il a fait une démo qu'on a trouvée parfaite. L'efficacité allemande n'est pas un cliché. Une ponctualité... On aurait dit qu'il était Suisse ! Une excellente écoute de nos attentes. Flatteur quand même : il nous a félicités pour notre professionnalisme. Je me suis dit « Mon Dieu ! Il nous a pas vu enregistrer ! » Il y a des morceaux où on n'avait même pas de paroles ! On a écrit sur le moment. Et il n'a pas vu la gueule du studio : on n'en avait pas ! On a enregistré dans le salon de tatouages de Seth, dans une espèce d'endroit qui fait la jonction entre la cuisine et les chiottes... (Rires) J'avais posté une photo du studio sur Facebook : une pauvre table, un micro et, pour m'isoler, un drap qui sentait le désodorisant à chiottes. C'était n'importe quoi ! Sous le salon de tatouage il y avait un magasin de cuisines où les gens faisaient la fête en plein confinement... Les conditions étaient insensées et burlesques.
L'album est donc prêt depuis un moment. Depuis deux ans en fait. Mais on a attendu le bon timing pour le sortir. On voulait faire des concerts, et en 2021 c'était compliqué. On voulait aussi un clip, signifier notre retour. On a préféré attendre. C'était long et frustrant, mais pas plus mal.
« Seth et moi, c'est une alchimie chelou.
Une entente humaine et artistique. »
Seth ?
On est un vieux groupe, mine de rien. Seth à la base jouait dans un groupe de death mélodique. Il sortait avec notre première bassiste. A l'époque, Bad Tripes était le pire groupe du monde, et on lui faisait pitié, à Seth... Comme il est hyperactif, un jour il nous a composé un morceau. On devait enregistrer une démo, on n'avait même pas de filtre anti pop, on en avait bricolé un avec un cintre et un collant... Notre guitariste nous a lâché. Seth a proposé de nous dépanner... Il n'est plus jamais parti ! Et il est devenu la colonne vertébrale du groupe...
Artistiquement, nous avons assez peu de goûts en commun, mais il y a d'autres choses qui nous rapprochent : l'humour, la curiosité, la connerie, la passion. Côté cinéma par exemple j'aime des films qui le feraient dormir, et ceux qu'il aime sont des films dont je n'ai absolument rien à foutre. Seth et moi, c'est une alchimie chelou. Une entente humaine et artistique.
Line-Up ?
Sir Mac Bass est un copain que je connais depuis pas mal d'années. Il voulait être dans Bad Tripes avant même qu'il y ait Kami (NDLR : la précédente bassiste de Bad Tripes). Mais comme il avait plein de groupes et que Kami avait été parfaite pendant l'audition, on a choisi cette dernière qui était très bien et super motivée. Quand Kami est partie fonder d'autres projets, Sir Mac Bass nous a dit qu'il était toujours disponible. Il s'est très bien inséré parce qu'il est complètement fou ! Il amène un groove, une virtuosité dans la basse qu'on n'a pas connus jusqu'à présent, sans dénigrer nos anciennes bassistes. Il a des goûts très variés, de Magma à Radiohead en passant par Devin Townsend. En parlant de l'album, il disait : « Moi j'ai rien branlé, j'ai pas composé une note ». Ouais. Mais on sent sa touche, sur l'album ! Son grain de folie s'entend ! Puis au niveau des clips, quand tu regardes « La Madrague des Macchabées », c'est clairement lui la star ! Il a amené cette folie douce et joyeuse, son enthousiasme qui fait du bien. Il amène une pèche revigorante.
Notre nouveau batteur a pour nom José Jordison (NDLR : elle prononce à l'espagnole en accentuant le trait par plaisanterie). José Jordison (NDLR : elle dit à la française), c'est un ami de longue date qui voulait rejoindre Bad Tripes depuis longtemps. Mais à l'origine j'avais une réticence à recruter les membres du groupe parmi les amis. C'est que j'avais fondé Bad Tripes avec ma meilleure amie, et puis un jour, on fait un concert, on se dit à bientôt, et je ne l'ai plus jamais revue... Je ne lui en veux pas outre mesure, c'est juste... « la vie la pute »... Mais j'ai toujours gardé cette crainte qu'un projet artistique avec des amis ne foute la merde dans l'amitié. On s'entend bien humainement, mais est-ce qu'artistiquement ça va le faire ? Désormais en l'occurrence, ça semble être le cas...
José n'est pas que batteur. Il fait du synthé modulaire, il est claviériste, il touche à tout. C'est un peu un one-man-band à lui tout seul, il va nous apporter une richesse au niveau du son et probablement quelques nouvelles orientations artistiques.
José et Sir Mac Basse ont donc trouvé leur place naturellement. Ca tient peut-être à notre âge, aux épreuves qu'on a traversées, mais on n'a plus envie de se faire chier. On avait des drama, des conneries, quand on était plus jeunes et un peu immatures. On est un plus âgés, et on est avec des gens qui savent ce qu'ils veulent mais aussi ce qu'ils ne veulent pas, et qui savent l'exprimer. On est capables d'échanger, et on avance sereinement.
« Si l'on pouvait, tu verrais un clip par titre. »
Accueil ?
On réfléchit tout le temps aux clips en écoutant les morceaux, et si l'on pouvait tu verrais un clip par titre. On sait que « La Madrague » a été diversement appréciée, certains préférant le côté gore des clips précédents au côté lumineux de la plage. Mais c'était clairement le but !
Ceux qui ont participé au crowdfunding ont eu l'album avant les autres. Sur les retours qu'on a eu, « La Vie la Pute » était à l'unanimité le morceau préféré de tout le monde. Ca, franchement, je m'y attendais pas, et Seth non plus (il était sur le cul). La première fois qu'on a joué l'album en intégralité c'était à la Tattoo Convention du Mans, juste avant Halloween. On n'a pratiquement joué que des nouveaux morceaux et ça c'est super bien passé. On avait plaisir à jouer, on voyait les gens danser. On n'avait pas fait la chanson « La Vie la Pute » pour des raisons techniques, mais aussi parce qu'on n'a pas osé. Les retours sur écoute et notre nouveau batteur nous ont convaincu de l'insérer à la setlist. On l'a jouée pour la première fois à la release-party au Makeda à Marseille. Il y a des gens qui l'ont chantée, c'était fabuleux .J'ai ressenti ce morceau tellement violemment. J'ai pleuré comme une merde sur scène. C'était très fort. Ce morceau est un bébé dont nous sommes très fiers.
Concerts :
Nous pouvons déjà annoncer que nous serons le 10 mars au Monster's Art à Fréjus, avec Le Métalleux Geek et le 1er juillet à la convention Kronenbus, avec Black Bomb A et Dead Bones Bunny.
Projets ?
Seth est toujours en train de composer. Je sais qu'il bosse déjà et qu'il tape des boeufs avec José. Tout est réjouissant et donne envie d'aller de l'avant ! Je ne veux pas en dire plus mais le nouveau Bad Tripes est en train de se mettre en place, et il promet d'être très intéressant. On est bourrés de projets !
Photographie Christophe Sanchez AKA Shankrasonic