Ahasverus est un imbécile ! A l'heure où vous lisez ces lignes, cette prophétie de Monsieur Mignot n'a jamais pu être formellement démentie.
« Ahasverus est un imbécile ! » Cette appréciatione était inscrite à l'encre rouge par monsieur Mignot en marge de mon premier devoir scolaire.
Au Petit-Clamart, l'école primaire se trouvait juste en face de la maternelle. Sur son fronton, on pouvait encore lire « Ecole des Filles - Ecole des Garçons ».
Cependant, à l'époque dont je vous parle, on ne séparait plus les filles et les garçons. L'école des filles accueillait les petites sections ; celle des Garçons recevait les élèves du CE2 au CM2.
J'avais passé les vacances de l'été précédent à Raulhac. Je garde un souvenir heureux des vallons, des bois couverts de giroles et de trompettes de la mort, et d'un cirque installé sur le grand champ. Tout le village était allé voir ça en procession. C'était notre premier cirque, à moi et à mes poux, on s'était trouvés dans les foins et on ne se quittait plus depuis... On regardait le grand chapiteau les yeux écarquillés. On battait des mains, on retenait notre souffle, on chantait par dessus les violons. C'était une belle soirée et on était repartis contents vers le village, se racontant les meilleurs moments et mimant les exploits des acrobates et du montreur d'ours. Mais sur le chemin du retour, on sentait bien que les adultes étaient contrariés, à cause d'une histoire avec une fille du village. On ne savait pas exactement quoi, nous les gosses, eux les poux, mais on comprenait que Chocolat n'était pas aussi drôle qu'il en avait l'air et qu'il avait franchi la ligne jaune interdite aux clowns.
Maintenant que j'y pense, c'est peut-être là que j'ai commencé à me méfier : si l'on ne peut même pas faire confiance aux clowns, alors comment croire les gens ?
Au grand dam de ma mère la Louise, les poux décidèrent de partir avec moi pour la capitale. Leurs relations furent immédiatement houleuses. La Louise refusait tout dialogue. Moi qui leur avait dit qu'elle adorait les animaux, ils m'avaient fait confiance, je ne me le suis jamais pardonné ! Elle les extermina à grands coups de vinaigre et de peigne fin, faisant claquer chaque lente entre ses ongles en l'accompagnant au trépas de la porte d'un juron. Pas un n'y survécut.
Je fis donc ma rentrée la tête libre de locataires, mais avec plus d'une semaine de retard. Monsieur Mignot me présenta à la classe et m'indiqua où m'asseoir avant de distribuer le devoir du matin. Dans la colonne de gauche un chien, un oiseau, un bébé, un poisson, une voiture ; dans la colonne de droite un landau, une rivière, une route, une niche, un arbre. Tandis que je considérais la feuille en songeant mes poux, témoins du temps d'avant perdus par ma bonne foi, mon voisin de table proposa de régler l'exercice à ma place. Joignant le geste à la parole, il saisit vivement ma feuille et relia sans tarder le chien à l'arbre, l'oiseau à la rivière, le bébé à la niche, le poisson à la route et la voiture au landau. Monsieur Mignot ramassa les copies et me rendit la mienne un peu plus tard avec cette mention assassine à l'encre rouge dans la marge. Depuis, personne ne l'a jamais vraiment contredit. Je fus tout de même vengé quelques mois plus tard par mon copain Serge - il deviendrait mon meilleur ami - qui inventerait cette comptine assassine qui régala les cours de récréation : « Un monsieur Mignot qui pisse dans un tonneau, c'est rigolo mais c'est salaud. » Elle lui vaudrait le premier d'une longue série de coups de pieds au derrière de la part de la vie. Mais c'est une autre longue histoire...
A partir de la sixième j'oubliais monsieur Mignot et je commençais à fixer mon attention - ça resterait mon activité préférée - sur les filles, et plus particulièrement sur la plus belle d'entre toutes : Fabienne Ledoux-Chalot. Appelée à devenir la femme de ma vie, elle tardait pourtant à répondre. Après avoir attendu vainement durant deux ans qu'un messager divin rappelle Fabienne à sa destinée, il m'apparut plus sûr et moins décevant de reporter mon attention sur les musiques amplifiées. C'est ainsi que l'album « Lovedrive » fit irruption dans ma vie.
J'avais acheté ce trente-trois tours d'occasion à Patrick Le Van. J'ignore d'où lui-même le tenait, et je ne suis pas sûr en la circonstance de ne pas m'être placé sous le coup de l'article 321-1 du Code pénal, celui qui donne la définition légale du recel de vol .
« Lovedrive » marquait le départ d'Ulrich Roth et l'arrivée de Mathias Jabs. Scorpions gagnait en homogénéité ce qu'il perdait en flamboyance. Exit la dualité chant/guitare, les Allemands s'orientaient vers un son plus mélodique et plus ramassé qui les conduirait au sommet de leur popularité pour quelques albums.
S'il a un peu vieilli, « Lovedrive » tient toujours la route, grâce à une tripotée de bons titres. Et d'abord cet enchaînement « Another Piece Of Meat »/« Always Somewhere ». Sur le premier, Herman Rarebell reprend, en l'accélérant, le tempo de « Suspender Love » ; le second commence par de magnifiques notes de basse.
Mémorables également le faux reggae « Is There Anybody There » et la ballade, toute aussi fausse, « Holiday ». Personne n'écrivait les slows comme le Scorpions de ces années-là. Dans l'exercice, Skid Row se débrouillerait pas mal deux décennies plus tard.
En 2022, on ne danse plus les slows pour flirter, on s'abonne à Tinder pour pécho. « Lovedrive » n'est pas invité dans les free-partys, à quarante-trois ans, il ferait tapisserie ou il finirait au tribunal.
Depuis 1979, il ne s'est cependant pas écoulé une année sans que je n'écoute un album de Scorpions. Je peux d'ailleurs les rattacher à des souvenirs, à des lieux : « Love At First Sting » marque mon service militaire, tandis que le thermomètre descendait, sur les plages de Normandie, à moins dix-huit degrés ; « Crazy World » me trouvait à Versailles ; « In Trance » me conduisait de Saint-Julien du Sault jusqu'au sommet du Brévent, à Chamonix ; « Animal Magnetism » m'accompagnait à Savigny-Le-Temple, qui commençait à devenir une ville, où je retrouvais la première Isabelle de ma vie (il y en aurait une autre beaucoup plus importante) par le train de banlieue...
En 2022 Scorpions fait son retour avec « Rock Believer », et c'est un peu comme s'il m'écrivait à moi, Ahasverus, pour me dire qu'il reste encore de bons moments.
E puis il me rappelle :
« We go from here to everywhere
So many moments that we share »
Bah ça, les gars, je ne saurais dire mieux ! Le rock believer, c'est moi ! Just like you !
Ca faisait un moment qu'ils ne m'avaient pas semblé aussi en forme, les gars de Hanovre, et je commençais même à douter du bien-fondé de leur retour. Mais « Roots In My Boots », « Rock Believer » et « Peacemaker » ont clairement remis du « Gas In The Tank » !
Les riffs sont percutants, les textes cohérents, la voix de Klaus Meine, qui a fêté avec Rudolf Schenker ses soixante-quatorze printemps, est toujours exceptionnelle et... inimitable ! « Rock Believer » est certainement leur album le plus intéressant depuis le controversé « Eye II Eye », virage électro de 1999 qui comportait tout de même quelques très bons titres.
Scorpions ne fait pas tapisserie en 2022. Il était au Hellfest le 23/06, puis un peu partout en France. Je l'ai vu à Nice, devant un public conquis.
En tête d'affiche.
C'est là sa place, j'ai dit.
« Isn't it fun fun fun
To be number one ? »
C'est sûrement ça que m'aurait chanté monsieur Mignot - celui qui pissait dans un tonneau - si je n'avais pas foiré son premier exercice.
« That's when I wear my shirt that says
In capital letters In capital letters
Isn't it fun fun fun to be number one »
A quoi ça tient, un destin ?